Textes présentés par ordre chronologique de :
Anaïs Ang (2022)
Camille Chenais (2022)
Ananay Arango et Anastasia Krizanovska (2021)
Catherine Millet (2020)
Adrien Malcor (2018)
Anaïs Ang (2018)
Jean-François Chevrier (2016)
Camille Paulhan (2015)
Anaïs Ang
communiqué de l’exposition collective Water Striders à l’Atelier W du 4 au 12 février 2022
https://www.w-pantin.xyz/2022-02-water-striders
Les oeuvres regroupées pour l'exposition semblent prétendre à des jeux de surface par une sorte de froideur descriptive ou d'hermétisme, comme si elles n'avaient rien à déclarer d'autre que leur incapacité à dire plus ou à être au monde. Marcheuses d'eau, elles entretiennent un rapport ambivalent à la gravité. En équilibre instable entre leur retenue et une intense agitation qui sourd, elles sont soumises à un phénomène de tension superficielle. L'eau est profonde et trouble en-dessous de l'épiderme et les signes émergent avec difficulté. Tandis que le Fou de Bassan plonge en piqué sous l'eau et provoque une onde de choc pour sidérer ses proies, les Gerris tiennent plus qu'ils ne s'accrochent à la surface, et s'il leur venait l'idée d'y pénétrer, ce serait en empruntant un escalier spiralé de la circonférence du lac.
Les différés, les disjonctions et les faux-pas ponctuent l'activité poétique de pratiques dérivatives qui suivent leur cours avec leur propre durée et laissent advenir la radicale nouveauté de l'événement.
Tandis que certain·e·s suivent avec agilité le fil de leur pensée, d'autres trébuchent et ne reprennent leurs esprits qu'au bas de l'escalier. Impressionné·es, ielles descendent marche à marche dans la chambre noire de leur intériorité, où une image surgit qui leur permet de remonter progressivement à la surface du langage. Cette cécité momentanée survenue comme un court-circuit de la pensée, l'allège et lui permet de revenir sur ses pas, comme l'élastique reprend sa forme après qu'on l'a tiré.
En accord avec cette vision plastique de la pensée qui réunit le langage des formes à celui des mots, les oeuvres sont les pierres d’achoppement d'un processus plastique qui arrache à l'espace des morceaux de temps. Si l'activité artistique est toujours en retard et rend compte d'une perception parcellaire du réel, elle résout la difficulté de la conceptualisation en empruntant des chemins où elle se laisse guider par les déphasages, les retraits et la perte. Dans l’antichambre d’une fabrique vitaliste qui encombrerait l’atelier, les oeuvres présentées marquent un écart : elles ne disent que la pensée venue à terme.
Camille Chenais
Rapporteuse de l’Aide Individuelle à la Création 2021 pour la Drac Île-de-France
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La démarche artistique d’Anaïs Ang est polymorphe : d’abord tournée vers la performance, elle développe depuis plusieurs années une pratique sculpturale qui peut être support de performance. Au cœur de son travail se trouvent le langage et ses jeux, les mots et leurs constructions, la poésie et la métaphore. Ses formes jouent souvent avec le mou, la mollesse, les machines et leurs rouages. En parallèle, elle développe également une pratique musicale expérimentale et improvisée.La fin de l’Oblomovtchina, projet d’installation sculpturale et de performance vidéo, prend pour point de départ la figure littéraire d’Oblomov (du romain éponyme d’Ivan Gontcharov) pour mener un questionnement sur ce qui entrave les déplacements d’un individu et sur les dynamiques de création qui se tissent entre l’atelier et le lieu de vie. Anti-héros à l’aboulie chronique, Oblomov vit dans un appartement qu’il ne quitte qu’un court instant pour s’enfermer de nouveau. Sa chambre, décor de son drame personnel, est le lieu d’un curieux élevage de poussière. Cet espace fictionnel, recréé par l’artiste, est à mettre en parallèle avec l’espace même de son émergence : l’atelier et la maison qu’elle habite. Pour elle, ce projet lui permet de réfléchir sur la notion de « chambre à soi » mis en place par Virginia Woolf, à un moment de sa vie et de sa carrière où elle se construit son propre espace de travail. Ces réflexions semblent, de plus, encore plus nécessaires aujourd’hui à l’heure où nos espaces de vie et de travail se mélangent et s’imbriquent de plus en plus. À partir de la description de l’appartement d’Oblomov par Gontcharov, l’artiste réalisera une série de sculptures – simulacres d’objets quotidiens – en résine et élastomère transparents mélangés à de la poussière récupérée quotidiennement dans son atelier, qui est aussi son lieu de vie. Ces éléments seront ensuite accrochés ou posés, selon une logique poétique plutôt que domestique et pratique, dans une boîte semi-ouverte de la taille d’une petite chambre construite en bois. L’installation servira de décor à une performance filmée : face à la caméra et au micro, l’artiste performera à partir du texte résultant d’un travail d’écriture expérimentale mené tout au long de la mise en oeuvre du projet. Le film sera ensuite projeté sur les faces externes de la boîte.
Ce projet est en continuité avec la méthode de travail de l’artiste qui part souvent d’œuvres littéraires pour développer sa pratique sculpturale ou performative. Il s’agit du second volet d’un travail de recherche et d’écriture réalisé par Anaïs Ang pour la Biennale artpress en 2020 (Se sentir flaque, 2020), ce projet s’inscrit également dans la suite des problématiques poétiques et plastiques développées par l’artiste lors de son exposition personnelle à l’Atelier W en 2018.
Ananay Arango et Anastasia Krizanovska
Pause n°1
février 2021
https://pause-mag.com/2020/12/27/no-1-aa/
Anaïs Ang sait travailler le latex, l’élastomère et d’autres matériaux souples. Ses gommes élastiques fléchissent, se tordent et adoptent des formes elles aussi souples et mouvantes dans une dimension qui se rapproche du signe, du bruit avant le mot, dans un lieu archaïque à la lisière de la parole.
L’Oreille est un ensemble de pièces qui insinuent une métamorphose. Un manteau en feutre et latex teinté en noir accroché au mur est accompagné d’un deuxième manteau de forme identique, cette fois plié. Ensuite (ou avant), deux essaims de chambres à air cousues composent des ovales auriformes.
Protectrice comme un manteau, l’oreille est un organe récepteur de sons, de bruits, de mots, de sens et de non-sens. Ces ovales rappellent ici les énormes oreilles-monstres de Jérôme Bosch et le labyrinthe qui ouvre aux tentations l’accès au corps et à l’esprit. La première oreille donne forme à la suivante par un moulage en élastomère.
Un manteau se transforme en oreille tel un reptile sans ossature qui se replie sur lui-même et se reproduit ensuite par parthénogenèse, par moulage.
On avance à l’aveugle dans le noir des objets accrochés au mur qui rappellent aussi chaque lettre d’un alphabet de signes nouveaux — ou très anciens et presque oubliés. Le corps humain, composé en grande partie de tissus souples, s’identifie sans difficulté aux textures flexibles ou cartilagineuses qui font appel au toucher. Face aux œuvres d’Anaïs Ang, on se situe souvent au seuil, au passage ou dans le glissement d’un sens vers un autre, d’un état de la matière vers un autre, d’un accessoire vestimentaire chargé de références à l’histoire de l’art vers un organe du corps humain, de la métaphore à la métamorphose.
Autoportrait en wakouwa* (2018) est une sculpture articulée en pâte polymère. Note d’intention ou manifeste, cette œuvre apparaît aussi comme un pont entre les sculptures et les performances de l’artiste où des objets accompagnés de sons et des vidéos sont activés. Par ailleurs, une prolifération de citations et références scientifiques, artistiques et philosophiques accompagnent son travail : de Giotto à Joyce, de Jérôme Bosch à Brecht, de Freud à Schilder, d’Eva Hesse à Joseph Kosuth à Henrik Olesen on nage dans un océan hors du temps.
* Créé en 1932 par le Suisse Walther Kourt Walss, un wakouwa est un jouet composé d’un socle et d’un bouton-poussoir avec un ressort et une figurine qui se désarticule si l’on presse le bouton.
Le travail d’Anaïs Ang invite à une réflexion aujourd’hui nécessaire sur l’importance des systèmes souples, sur la nécessité de donner forme à une résistance dialectique à l’intérieur de laquelle ce qui protège de la chute permet de rebondir ou de se soustraire. Ses œuvres semblent à la fois le témoin et l’invitation à un voyage aux profondeurs du corps pour y renouveler les formes de l’esprit. Un voyage qui rend floues les dichotomies et les tensions entre le mot et l’objet.
Catherine Millet
Artpress, Après l’école - Biennale artpress des jeunes artistes, supplément au n°480-481
octobre-novembre 2020
Pourquoi Anaïs Ang utilise-t-elle ces matériaux souples que sont le latex ou l’élastomère ? Parce qu’elle s’intéresse à la métaphore ! La métaphore, figure même de l’élasticité de la pensée, de sa faculté d’allers et retours entre image et abstrac- tion. Pourquoi, par exemple, une énigmatique virgule noire s’insinue-t-elle entre une sorte de volant mou et une toile souple pendue au mur ? Parce que, répond l’artiste, la virgule suspend le discours, elle marque ce temps de « retard » repéré par Marcel Duchamp, elle allège la pen- sée, l’ouvre à elle-même. Considérons l’œuvre intitulée la Cible (2020) : celle-ci s’étale au sol et les cercles qui la constituent forment comme l’onde d’un plan d’eau. Deux répliques de la cible semblent « couler » du haut d’une boîte en bois peint ; celle qui s’accroche en haut du vo- lume ressemble à une cage thoracique, analogie qu’Anaïs Ang explore dans d’autres réalisations. Si l’on cherche la clé de cet enchaînement, on le trouve dans un recoin de la boîte, où l’artiste a en partie dissimulé (pour ménager un « retard » ?) des photographies d’elle-même prises lors d’une performance, la performance ayant été son pre- mier mode d’expression avant que l’œuvre d’Eva Hesse ne lui montre la voie d’une sculpture faite de matières instables. Sur l’une des photogra- phies, on la voit stressée, le thorax serré. « Je me suis sentie devenir flaque », dit-elle. Sur l’autre, son portrait se glisse dans un collage assez cruel de Max Ernst. Car l’artiste a su se reprendre. Ne cite-t-elle pas Bertolt Brecht : « Ce qui est dur a le dessous » ?
Adrien Malcor
Et revoilà les roues voilées, sur une exposition d’Anaïs Ang à l’Atelier W : Structure des profondeurs (on m’a récemment dit – et j’ai trouvé cela très juste – que j’ai l’esprit d’escalier en échelle à barreau cassé)
octobre 2018
Le titre de l’exposition suggère une exploration : il s’agit ou il s’est agi de descendre dans les profondeurs pour comprendre – ou exposer – leur structure. Mais dès le sous-titre, entre parenthèses, arrivent les difficultés, obstacles et embûches. Les différés (l’esprit d’escalier) et les faux pas (le barreau cassé de l’échelle) ralentissent la progression, l’effort de compréhension. Mais le retard est aussi l’après-coup et il y a des faux pas révélateurs : les lapsus (du latin lapsus, « action de trébucher, erreur »). Le grand écrivain de la faute, James Joyce, qui est un des héros littéraires d’Anaïs Ang, l’aura envoyé dans les dictionnaires de citations : les erreurs sont les portes de la découverte. Et l’inconscient vient toujours entre parenthèses, il (ça) nous « coupe » – il est l’effet, dit Lacan, de la parole de l’autre, qui peut prédiquer : « on m’a récemment dit » que je suis ceci ou cela...
J’ajoute d’emblée que ce titre est, du point de vue de l’histoire des idées du XXe siècle, un oxymore: la structure structuraliste, pour ainsi dire, ne fut pas défendue comme schématisation des couches «profondes» du réel, mais bien comme jeu de surface. Foucault, Barthes ou Lacan insistèrent tous les trois sur cette superficialité, dans un esprit plus ou moins polémique : il fallait faire pièce, entre autres, à une certaine idée de la « psychologie des profondeurs ». Le mot « structure » venait cependant du vocabulaire anatomique, et Anaïs Ang travaille sur ces déplacements.
Faut-il, donc, descendre dans les profondeurs, c’est-à-dire creuser (le sous-sol) ou plonger (dans les abysses) ? Ang dit avoir été guidée par les « fossiles conducteurs » de Blumenberg, c’est-à-dire par les métaphores, ces
« poissons-lanternes ». Je pense à ces histoires où un enfant insouciant se laisse entraîner par tel animal agile et bariolé, oiseau ou papillon, qui va l’égarer dans la forêt profonde – et je souligne l’expression pour relever que toutes les profondeurs ne sont pas verticales. Mais c’est déjà supposer que la lanterne métaphorique est un leurre, et rien n’est moins sûr.
Quoi qu’il en soit, une chambre à air – le principal matériau de l’artiste depuis 2016 – n’a aucune profondeur. Si elle peut évoquer une obscurité interne, c’est par sa couleur, noire, et sa forme, intestinale. La chambre à air délimite certes un dedans et un dehors, comme en topologie un tore. Notons que les termes mêmes de l’expression, si on les isolent pour les ramener à leurs usages courants respectifs, inversent curieusement le rapport intérieur/extérieur : chambre (intérieur protégé) / à (l’)air (libre). On ouvre les fenêtres d’une chambre pour y faire entrer l’air (« aère la chambre ! »), mais on doit fermer hermétiquement une chambre à air pour l’y garder (et pouvoir rouler, par exemple). La chambre à air est bien sûr un analogon du corps pensé comme sac de peau. Du corps et non du simple boyau, chez Anaïs Ang : l’artiste contourne avec grâce l’image alourdissante et généralement macabre des entrailles; elle reste en surface, travaillant essentiellement sur/dans le labyrinthe de l’oreille, avec des anastomoses plus fines. Ses deux Oreilles de chambres à air cousues sont bouchées, sans trou, comme par suture et élongation du conduit auditif ou de la trompe d’Eustache1 ; elles sont à l’origine, enfin et surtout, d’un processus de moulage- métamorphose-association : la forme de la seconde Oreille est obtenue par moulage de la première, et engendre à son tour une Vierge à l’enfant (d’après Giotto), qui dans l’exposition jouxte La Robe de la Vierge en chambres à air et Le Manteau de latex2. Ce passage de l’oreille au manteau de la Vierge épouse et illustre la logique poético-spéculative de l’hymen, telle qu’identifiée par Derrida chez Mallarmé. L’hymen est un tympan et un voile, et « ce milieu de l’entre n’a rien à voir avec un centre3 ».
Les structuralistes ne furent pas les premiers à dénoncer la mystification de la profondeur, et il faut se souvenir que la fameuse phrase de Paul Valéry – « Ce qu’il y a de plus profond c’est la peau » – était déjà une sortie contre la psychanalyse, assimilée à la recherche, dans les « couches primaires », des « fossiles obscènes »4. Métaphore pour métaphore, les fossiles conducteurs de la métaphore ne sont pas les fossiles obscènes du sexuel refoulé. La psychanalyse a par ailleurs fait un peu de chemin depuis Freud, et pas forcément dans le sens de la profondeur intrapsychique. Je pense par exemple au concept de moi-peau, chez Didier Anzieu. Bien avant Anzieu, Paul Schilder –la principale source d’inspiration scientifique d’Anaïs Ang – avait opposé à la théorie freudienne de la régression une idée dynamique et constructive du schéma corporel-postural, entre perception et représentation. Le lapsus – métaphore du faux pas et faux pas de la métaphore – ne marque pas chez Anaïs Ang un rapprochement transgressif avec le bas matériel-corporel-sexuel : ce n’est pas la « besogne des mots » (Georges Bataille). C’est une figure d’équilibre instable, une manifestation parmi d’autres d’« un type d’euphorie particulier, avec tendance au jeu de mots » (Paul Schilder, cité par l’artiste : l’auteur de L’Image du corps décrivait ainsi l’état fréquent des patients présentant des phénomènes de « refoulement organique »). La labilité verbale est celle d’une image fantôme du corps et s’apparente à la danse et aux jeux de vertige (ilinx).
Un déplacement-allègement comparable affecte dans l’exposition l’imaginaire artistique de la machine. On peut rattacher certaines constructions graciles d’Anaïs Ang à la tradition vingtiémiste du mobile, et les roues ramènent automatiquement la biomécanique des avant- gardes, avec ses résonances psychosexuelles et foraines. Il est intéressant de voir une artiste femme dépouiller cet imaginaire de la morgue cruelle qui a pu le nourrir – je pense à Roussel et au Jarry du Surmâle5. Le mou postminimal avait bien sûr ouvert des portes : il avait rénoué suggestion figurative et construction, en compliquant les rapports des parties et du tout. La chambre à air n’est pas pour Anaïs Ang ce que le tube métallique était pour Fernand Léger, par exemple. Celui-ci mettait un élément-forme stylisable au service d’une architectonique; celle-là explore méthodiquement les propriétés plastiques et métaphoriques d’un objet-matière. Léger et d’autres avaient fait de la roue un symbole de la modernité, ils la voyaient comme un soleil technique. Anaïs Ang revient à la roue par une discrète métonymie, qu’elle re-métaphorise immédiatement au niveau de l’image du corps : si la chambre à air est la chair de la roue, les rayons en sont-ils le squelette6 ? C’est ainsi qu’on peut d’abord comprendre Ce qui est dur a le dessous7, et son titre. L’exposition joue manifestement de l’opposition entre la peau (noire) et les os (blancs).
La chambre à air, donc, comme chair, peau et vêtement. Mais Anaïs Ang ne se contente pas de se déplacer sur ces couches, et c’est ici qu’on doit pointer son astuce métaphorique. Presque toutes les roues de l’exposition, en effet, sont « voilées » (non planes, et c’est l’artiste qui donne le mot) : comprendre que « ça ne tourne pas rond », bien sûr, mais aussi qu’un ou plusieurs voiles sont tendus sur les rouages psychiques, sur les mécanismes créatifs. Dans La Manivelle molle, le voile est à la fois matérialisé et replié : les roues semblent s’envoler – flottantes, comme l’attention du psychanalyste, ou « en roue libre », comme les associations du psychanalysant. En associant les automatismes inconscients et la déshumanisation industrielle, le rouage dada se voulait une dénudation grinçante de l’homme moderne. L’ironie d’Anaïs Ang a une fonction plus complète ou plus manifeste : il suggère la profondeur subjective et l’animation spirituelle qu’il tend à cacher (à nier). Qui dit pneu dit pneuma. Le langage donne d’ailleurs à la roue voilée un supplément de « pneumaticité », puisque voiler un objet, dans ce sens précis, c’est bel et bien lui faire « prendre une forme convexe comparable à celle d’une voile gonflée » (Encyclopédie). Un son voilé est un son assourdi, affaibli : les grandes Oreilles sont bouchées (mais peut-être absorbent-elles le son comme les trous noirs la lumière). Le double travail d’introspection- occultation est un mode de connaissance paradoxal, oscillatoire, respectueux de ce que Guy Rosolato appelle la « relation d’inconnu ». Ce n’est sans doute pas un hasard si le même Rosolato a tenté la théorisation psychanalytique du champ acoustique8.
Côté regard, il faudrait faire ici l’histoire de l’analogie introspection/autopsie (endoscopie). La notion de schéma corporel vient sans doute bien tard. Ang a placé sur une table un plateau du jeu de société Docteur Maboul (le patient repeint en une sorte de fantôme- clown). La photographie du plateau de jeu sert de plan de salle : les pièces sont des pièces détachées, les organes amovibles, flottants, d’un « corps ouvert à l’autopsie » (à l’auto-psy). On peut rappeler que Docteur Maboul eut assez de succès en France pour que le nom du jeu devienne une désignation courante du psychiatre/psychologue/psychanalyste – et, ce faisant, fixe la saine figure populaire, postcarnavalesque pourrait-on dire, du psychiatre- aussi-fou-que-ses-patients. L’artiste se fait donc le docteur Maboul d’elle-même, mais l’auto- analyse ne dissipe pas la pudeur, puisque le regardeur-interprète doit y aller, comme elle l’écrit, « avec des pincettes ». L’Autoportrait en wakouwa, petite statuette-jouet, incarne ce besoin de distance, de tenue hiératique – le noli tangere d’une complétude menacée. Car une wakouwa ne s’allonge pas (ni sur un divan, ni sur une table d’opération), elle se désarticule et s’effondre (et se réarticule d’elle-même dès que la pression de la main se relâche). Et l’artiste n’a pas voulu que le visiteur puisse manipuler cette effigie-jouet. Le socle cache le bouton-poussoir.
Mais exposer, c’est s’exposer, et ce risque, cette menace du contact doivent être joués : le jouet-fétiche doit revenir dans le jeu, et c’est la fonction de la seule véritable machine de l’exposition (La Manivelle, manœuvre de main nouvelle (hommage à Giacometti)), conçue pour actionner – c’est-à-dire faire tomber – une réplique en résine époxy de l’autoportrait en wakouwa. Si le sous-titre veut faire référence à La Main prise de Giacometti, la situation de la wakouwa est clairement celle de la Mariée, dans le Grand Verre (analogie confirmée s’il était besoin par La Robe de la Vierge). Et, tout comme la Mariée de Duchamp, la wakouwa aura conservée sa cristalline virginité (deux roues v.o.i.lées valent mieux que v.i.o.lée tu l’auras), puisque la machine s’autodétruit le soir du vernissage, du fait d’un affolement de cette « main nouvelle » censée initier le mouvement. La main de Giacometti s’est dé-prise, par un sabotage libératoire, comme le Grand Verre s’est démantibulé dans Tinguely. La grande machine est devenue performance-psychodrame, et l’artiste s’est amusée de la diversité des réactions suscitées par cette autodestruction semi-programmée : amis et famille volant au secours de la machine devenue folle, collègues artistes plus rigolards9.
Manivelle molle, manivelle folle : depuis Burroughs, la machine folle est une machine molle (Soft Machine). Les roues de La Manivelle ressemblent au corps translucide et flasque des méduses (qui sont des invertébrés). Ce n’est pas tout à fait la seule indication maritime de l’exposition, tant Ce qui est dur a le dessous a un aspect de saynète sous-marine (littorale ?). Il m’a semblé voir une interprétation plastique des illustrations scientifiques destinées à expliquer le processus de fossilisation (chute de l’animal nageur et sédimentation)10. (Forme et croissance) La chute imprime la spirale de Joyce et de Duchamp à la virgule de Broodthaers et d’Alighiero e Boetti, ou vice et versa. Je rappelle que toute ponctuation est une aération – visuelle et/ou vocale – de la phrase.
Le « portrait de l’artiste en psychanalyste-ingénieure » prend incontestablement forme. Il se forme en se déformant, comme le réseau des objets-métaphores dans le champ d’illusion qu’ils constituent eux-mêmes – comme les objet transitionnels, dont Winnicott dit qu’il sont à la fois découverts et inventés, dans l’espace potentiel du jeu. Winnicott nous a expliqué pourquoi les doudous sont mous ; une artiste comme Anaïs Ang nous aidera sans doute à modéliser les nouveaux modes d’existence de l’appareil psychique – qui n’est pas enfoui dans la tête. À W, elle a redéployé ce concept-métaphore, peut-être l’un des plus importants de la modernité. Elle l’a fait sans le dire – et j’ai trouvé cela très juste.
NB. J’ai été amené à citer des quasi-maximes d’écrivains ; c’est bon signe. Je relève aussi une coïncidence : L’Idée fixe de Valéry, La Main prise de Giacometti et le wakouwa de Walther Kourt Walss datent tous les trois de 1932. Je n’en déduis rien.
1 Cette interprétation chirurgicale est celle de l’artiste elle-même (conversation avec l’artiste, 12 septembre 2018).
2 Elle pensait à La Vierge et l’enfant, atelier de Giotto di Bondone.
3 Jacques Derrida, « La double séance », La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 261. 4 Paul Valéry, L’Idée fixe (1932), XXX, p. XXX.
5 Un bon artiste du corps-machine aujourd’hui, Henrik Olesen, s’est à peu près complètement détourné de cet imaginaire avant-gardiste.6 Pour les sourds : ch(ambre à)air.
7 Bertolt Brecht, Légende la genèse de Tao-Te-King écrit par Lao-Tseu sur le chemin de l'exil, Poèmes chinois, dans Poèmes Tome 4 (1934-1941), L’Arche, Paris, 2000. 8 Guy Rosolato, La Relation d’inconnu, Paris, Gallimard, 197X, p. XXX (sur Rosolato, voir aussi note 10). Anaïs Ang thématise une pudeur psychique qu’on retrouve aujourd’hui, bien autrement négociée, chez une autre artiste du moulage, Rachel Poignant, qui d’ailleurs l’intéresse.9 Psychodrame ou scénario pervers, bien sûr, si l’on garde en tête, au sein de l’économie figurative de l’exposition, la fonction défloratrice de la machine. Or la perversion – au sens freudien – a pour but de conserver l’idéal, selon une structure paradoxale (de déni, Verleugnung) qui peut se retrouver dans des formations historiques collectives. La coprésence, dans l’exposition, des roues (dé)voilées et de la statuette hiératique nous renvoie en effet à un imaginaire contemporain des débuts de la science moderne, celle en passe de lever les « secrets de la nature ». Pierre Hadot remarque : « Paradoxalement, c’est au début du XVIIe siècle, à l’époque de la révolution scientifique dont nous parlons [la révolution mécaniste], au moment où la nature perd sa valeur de sujet agissant et cesse d’être imaginée comme une déesse, qu’elle apparaît sous les traits d’une Isis se dévoilant, sur les frontispices d’un très grand nombre de manuels scientifiques. » Hadot vient de citer Béralde, du Malade imaginaire : « Les ressorts de notre machine sont des mystères, jusques ici, où les hommes ne voient goutte ; [...] la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose. » (Pierre Hadot, Le Voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2004, p. 177). Thomas Dunoyer de Segonzac, dans un texte distribué le jour du vernissage, a sans doute raison de mettre en garde le regardeur contre l’« égyptianisme » de l’interprétation, mais ce faisant il se range parmi les soutiens de la Machine-Isis (voir note 10). 10 Anaïs Ang a intitulé D, lit de l’O une pièce de 2016 (non montrée chez W). Elle y jouait des amusantes propriétés graphiques de la chambre à air, qui, suspendue, fonctionne tout à fait comme une encre plastique, tridimensionnelle, qui apparente signes typographiques et organes ou viscères. L’encre ainsi déployée-projetée évoque le jet de la seiche, mais toute la vie, au sens biologique, n’est-elle pas une sorte de délit de l’eau ? C’est- à-dire une faute ?
Anaïs Ang
communiqué de l’exposition Structure des profondeurs (on m’a récemment dit – et j’ai trouvé cela très juste – que j’ai l’esprit d’escalier en échelle à barreau cassé)
septembre 2018
J’avance à l’aveugle pour fabriquer des objets-métaphores : un mot après l’autre, pas à pas. Et lorsque ma langue fourche comme un faux pas, cet infime déplacement enclenche le mouvement. La virgule tourne sur elle-même dans la phrase tandis que je tourne ma langue dans ma bouche. Durant ce court silence une nouvelle image se glisse dans les interstices.
Machines molles aux roues voilées plutôt que machines guerrières, mes sculptures participent d’un double mouvement d’introspection et d’occultation.
Dans ce circuit, la métaphore, poisson lanterne drôle et monstrueux, éclaire les eaux sombres des profondeurs. Émetteur et récepteur, ce poisson des abysses se camoufle sous son propre jour. Mais ce « fossile conducteur1 » amolli dans l’eau est gage de court-circuit. Les messages des profondeurs aussitôt décryptés sont brouillés avant de faire surface.
L’exposition compose un portrait de l’artiste en psychanalyste- ingénieure qui singerait son patient – ou la machine qu’elle fabrique ? – « en un type d’euphorie particulier, avec tendance aux jeux de mots2 ». L’ensemble est comme un corps ouvert à l’autopsie du Docteur Maboul.
Avec des pincettes, prenez un objet-métaphore et tentez de le glisser dans la case qui convient afin de lui assigner un sens.
1 Hans Blumenberg, Naufrage avec spectateur. Paradigme d’une métaphore de l’existence, trad. de l’allemand par Laurent Cassagnau, Paris, L’Arche, 1994, p. 94
2 Paul Schilder, L’Image du corps, Paris, Gallimard, 1968
Jean-François Chevrier
Texte de l’exposition Marelle au 116 Centre d’Art Contemporain de Montreuil
juillet 2016
Invité à choisir pour les présenter au 116 des œuvres d’artistes installés à Montreuil, j’ai accepté, habitant moi-même la ville. Dès le départ, il m’a semblé qu’il fallait imaginer une forme simple, directe, qui favorise la rencontre des oeuvres et celle des artistes à partir des œuvres, sans surcharge discursive préalable et avec un minimum d’effets d’installation. Il m’a semblé que l’espace du 116 pouvait se prêter à ce « jeu » et que c’était même peut-être la meilleure façon de l’utiliser. Nous avons, Élia Pijollet et moi-même, évité, autant que possible, de penser
« exposition », pour éviter notamment la charge institutionnelle et l’idée de rituel attachées à ce mot (et à la pratique correspondante).
« Marelle » a été conçue, préparée, comme une suite de trois accrochages qui se dérouleront de septembre 2016 à février 2017. Les travaux de quatorze artistes y seront présentés selon des configurations variables. Au moment où je rédige ce texte, nous ne savons pas encore exactement quelles seront les oeuvres présentées dans le troisième accrochage : nous souhaitons que la configuration finale découle des deux premières étapes. Les trois accrochages donneront lieu à trois soirées de discussion qui permettront de débattre sur les œuvres présentées et, plus largement, sur les formes et les conditions de l’activité artistique.
On voit souvent dans l’art une activité ludique. Le titre choisi, « Marelle », n’indique de toute évidence ni un sujet ni un thème. Le mot désigne un jeu et une expérience de mobilité par essais, tâtonnement expérimental. Le jeu de marelle commence par un tracé au sol, en plein air, sur un trottoir, dans une cour d’école. C’est un jeu urbain, qui implique le corps.
Julio Cortázar donne cette description : « La marelle se joue avec un caillou qu’on pousse de la pointe du soulier. Éléments : un trottoir, un caillou, un soulier et un beau dessin à la craie, de préférence en couleurs. Tout en haut, il y a le Ciel et tout en bas, la Terre ; il est très difficile d’atteindre le Ciel avec le caillou, on vise toujours mal et le caillou sort du dessin. Petit à petit, cependant, on acquiert l’habileté nécessaire pour franchir les différentes cases (marelles escargots, marelles rectangulaires, marelles fantaisie, peu employées) et un beau jour on quitte la Terre, on fait remonter le caillou jusqu’au Ciel, on entre dans le Ciel 1. »
Le dessin de « Marelle » est local, inscrit dans un territoire. Le lieu du jeu est circonscrit. Mais l’espace compris entre « terre » et « ciel » déborde la géographie. Montreuil n’est pas le sujet des trois rencontres. Définie par sa parenté avec le jeu, l’activité artistique s’éloigne des questions de société comme des grands débats d’opinion ; elle ne peut prétendre à une action dans l’environnement sociopolitique, ni même à une transformation de la culture. Mais le jeu est en lui-même, et d’abord pour ceux et celles qui y participent, une activité sérieuse, passionnée ; c’est aussi, quand il n’est pas solitaire, une forme de partage et un apprentissage de la créativité sociale. La marelle condense ces qualités.
Parmi les quatorze artistes invités, deux, Nicolas Aiello et César Kaci, sont montreuillois d’origine. Aiello travaille sur un ensemble de photos de famille hérité de sa grand-mère maternelle, qui ponctuent le cours du siècle passé, en recoupant parfois des épisodes de l’histoire politique et sociale (son grand-père fut, dans les années 1950 et 1960, le chauffeur et factotum du secrétaire du parti communiste Jacques Duclos). Ce travail, dont la forme n’est pas encore complètement définie, apparaîtra dans le troisième accrochage. Le jeune artiste-cinéaste César Kaci, étudiant aux Beaux-arts de Paris, présentera dans le premier accrochage un petit film vidéo sur le paysage urbain des « hauteurs de Paris », réalisé en collaboration avec Vincent Peugnet. Le film contient quelques vues qui font directement écho aux tableaux d’immeubles d’Yves Bélorgey, comme si la caméra circulait à l’intérieur des tableaux. L’espace urbain s’inscrit entre terre et ciel, dans un montage fragmenté, heurté.
Deux autres jeunes artistes, Anaïs Ang et Thomas Dunoyer de Segonzac, elle sculptrice, lui peintre, se sont saisis de l’occasion pour travailler en association, en cherchant un terrain commun à des pratiques plutôt distantes. Mais, de manière générale, nous avons surtout opté pour une coexistence d’objets, de formes et d’attitudes hétérogènes, sans chercher pour autant à produire des effets de choc ou des contrastes spectaculaires. Un accrochage test le 23 avril dernier, limité à la présentation de deux artistes, Yves Bélorgey et Édith Dufaux, pour une soirée de rencontre-débat, nous a permis de vérifier la fertilité d’une forme ouverte, légère, délestée de tout l’appareillage des expositions scénographiées. Ce dialogue sera élargi en septembre avec le film déjà mentionné de César Kaci, des sculptures (céramiques) d’Akiko Hoshina, des dessins de Béatrice Duport et des photographies de Rémi Vinet.
Depuis l’intervention de la photographie entre les beaux-arts et les médias au dix neuvième siècle, l’image est devenue le terrain commun indéfini de pratiques composites, hybrides. Le dessin n’est plus le noyau du « système des beaux-arts », mais il traverse encore les disciplines. Il fonde le travail de sculpture de Béatrice Duport autant que l’activité picturale de Bélorgey ou les copies de documents (photographies et autres) de Nicolas Aiello. De même, la gravure, supplantée par la photographie dans ses fonctions traditionnelles, est restée le support d’un imaginaire fantastique. Édith Dufaux greffe ainsi la gravure sur la photographie pour interpréter cette « expérience émotionnelle de l’espace » qu’a décrite naguère Pierre Kaufmann 2. L’oeuvre documentaire du grand photographe Eugène Atget (1857-1927) est une référence majeure, voire un exemple, pour Bélorgey autant que pour Dufaux et pour Vinet. Chez celui-ci, des réminiscences d’Atget sont manifestes dans les vues détaillées, intimes et vibrantes, d’une cité condamnée du quartier de la Moskova (Paris, 18e arrondissement) prises en 1996. Avec le portrait, depuis 1997, Vinet joue de l’illusion photographique ; il utilise la ressemblance supposée de l’image enregistrée pour créer des fictions crédibles.
Pour la plupart des artistes de « Marelle », la mémoire est un accès privilégié à l’histoire, autant qu’une manière de mêler forme biographique et mythologie individuelle. Ils/elles cherchent un style d’enquête ou de décryptage qui leur permette de se mouvoir dans un paysage encombré. Le présent lui-même devient une matière historique, tel un dépôt de savoir. Magali Desbazeille élabore des scénarios de performance à partir d’une visualisation ambiguë (plutôt grinçante ou parodique) de matériaux d’enquête sociologique. Pour Bélorgey, la peinture est une activité de connaissance. Il peint, ostensiblement et de manière déclarée, des tableaux documentaires, sans prétendre pour autant à une neutralité impersonnelle. Claire Tenu revendique une expérience lyrique, en évitant les maniérismes psychologiques et les tournures solipsistes de l’art dit « expressif ». Béatrice Duport passe du dessin aux formes plastiques en explorant ses propres tracés. La simple inscription manuelle du mot « matière » sur une page blanche condense un effet d’onde aussi puissant que fragile. Qu’ils/elles soient peintres ou photographes, qu’ils pratiquent la sculpture ou la gravure, et quel que soit leur intérêt pour la musique et les arts de la scène, le spectacle vivant ou la performance, les artistes associés à « Marelle » ont conservé une confiance dans l’outil et la discipline qu’ils ont choisis. Au début de l’année, pour l’exposition inaugurale du nouveau musée Unterlinden de Colmar, nous avions mis l’accent sur l’histoire et la vitalité actuelle de la performance, nous avions invité de danseurs, des chorégraphes. À Montreuil, diverses considérations, notamment techniques, nous ont conduits à respecter les partages disciplinaires. En revanche, nous avons effectivement mis en avant l’idée du dessin et le tracé (avec l’image de la marelle) comme une énergie de formation transdisciplinaire, entre l’écriture et l’image, dans l’espace (le lieu d’exposition) comme sur la page.
Cet intérêt pour le dessin dans tous ses états, couplé avec la photographie, entre description et fiction, fantaisie et savoir, devrait apparaître clairement dans le deuxième accrochage, qui sera consacré à des expériences d’atelier menées pour et avec des enfants. Un grand abécédaire d’Édith Dufaux fera le lien avec les œuvres présentées dans le premier accrochage, en rappelant les vertus de l’art d’illustration, lié en l’occurrence à une invention verbale. Trois artistes du groupe RADO vont montrer des œuvres et documents issus d’interventions en milieu scolaire. Les activités de RADO se sont développées depuis le début des années 2000, dans le sillage du séminaire-forum « Des territoires », à l’École des beaux-arts de Paris.
Claire Tenu avait déjà travaillé à Montreuil, en 2002-2004, dans le cadre d’un projet sur la ville suscité par la Maison populaire. Elle montrera au 116 des éléments de trois ateliers qu’elle a animés dans des écoles, à Perpignan, Cherbourg et Saint-Ouen, entre 2010 et 2012. À ses yeux, ces expériences font partie intégrante de l’investigation sur les possibilités de la photographie qui est au coeur de sa démarche.
Une formule similaire, mise en place avec Peuple et Culture Corrèze, a permis à Fanny Béguery et Adrien Malcor de conduire leurs Enfantillages outillés dans trois écoles primaires de la vallée de la Dordogne avec des enfants âgés de quatre à dix ans 3. L’hypothèse de travail était d’interroger, avec les enfants, leurs représentations des objets techniques, instruments et machines, qui peuplent leur environnement proche (domestique) ou élargi (à l’échelle des équipements industriels). Invités à dessiner et munis d’appareils photo, les enfants ont engagé, avec les adultes, un processus de connaissance qui laisse toute sa place à la créativité, à la fantaisie et aux combinaisons métaphoriques.
Camille Paulhan
Texte du catalgue des diplômés des Beaux Arts de Paris, 2015
À propos de l’exposition de diplôme Le Pas de la porte, novembre 2015
Il faudrait se demander si les œuvres d’Anaïs Ang ont bien pour vocation d’être vues parun spectateur, tant elles semblent coexister silencieusement. « Le pas de la porte » nousinvite bien à franchir un seuil, mais il faut parfois s’approcher sur la pointe des pieds, etsurtout ne pas déranger. Une narration a été posée comme point de départ del’installation, inspirée de l’histoire de Barbe bleue : mais le langage est bien vite réduit aumutisme. Un porte-voix en bronze dont on n’ose s’approcher, un micro aphone, un amasde câbles débordant du lavabo, un mystérieux bac de décantation jaune d’où sourd unemusique étouffée, autant d’objets qui bruissent d’une rumeur incertaine. Mais l’histoirese déploie ailleurs, dans les espaces qu’elle a construits, métonymiques de celui où lespectateur se situe : une maquette reproduisant l’atelier dans lequel le diplôme s’estdéroulé vient dédoubler le lieu comme une réminiscence rêveuse, et sa grandeinstallation de six moulages de pas de porte en latex teinté paraît tendre peu à peu verssa propre disparition en s’élevant dans les airs. Justement, voilà le fameux pas de portebien présent dans l’atelier, mais muré comme peut l’être la dernière pièce du château dupersonnage du conte : une épaisse cire sombre aux reflets bleutés nous empêche d’allerplus loin. Une dernière œuvre – réalisée au Nunavik – pourrait clore cettedéambulation énigmatique : une sculpture en panaches de caribou sur lesquels a ététravaillée une masse de stéatite, tournée et retournée à la main, comme si sous les doigtsde l’artiste la pierre redevenait fluide. Un nouveau conte ? Peut-être.